Fin décembre 2020, des habitants de la Fosse-au-lait, ancien quartier populaire au sud d’Amiens, alertaient la maire, Brigitte Fouré, sur la bétonisation de ce quartier. En cause ? Un projet de construction de 12 logements dits PSLA (Prêt Social Location-Accession) sur une parcelle de 2015m² où les riverains souhaitent des arbres dépollueurs.

Mais derrière ces deux visions de la ville, ce sont deux conditions sociales qui s’opposent dont l’une est restée sans voix ce jeudi 10 novembre lors du conseil municipal d’Amiens. Officialisant le projet immobilier, majorité et opposition de gauche se sont félicitées pour « ces logements sociaux de qualité » ignorant les avis de la population largement relayés dans la presse locale.

En 2020, nous rencontrions Anny Suin et d’autres habitants du quartier au sujet de ce projet immobilier controversé; aujourd’hui, entre vision architecturale anarchique, l’absence de vision d’ensemble et la résignation qui les submerge, les habitants de la Fosse-au-lait voient cet énième projet immobilier « dans une zone où on peut difficilement se garer » d’un œil sceptique. 

Initialement, le projet immobilier de la Fosse-au-lait prévoyait 14 logements contre 12 aujourd’hui.

Retraitée dynamique, Anny Suin, habite le quartier de la Fosse-au-lait depuis quinze ans. Cette ancienne employée de mairie habitait autrefois dans une maison avec jardin avant de s’installer dans ce coin d’Amiens toujours en construction. “J’ai fini par partir, des impôts trop élevés, une pension de femme seule, c’était devenu difficile” se souvient Anny. En 2006, elle finit par s’installer dans l’une de ces résidences modernes fraîchement bâties dans le quartier de la Fosse-au-lait, espace à l’époque en restructuration dans une cuvette au sol pollué. 

Remblayée partiellement après la Seconde Guerre mondiale, cette fosse a accueilli pendant un demi-siècle des baraquements de fortune. Une friche de 20 000m² à deux pas du centre-ville qu’il a fallu reconstruire entièrement. Gilles Demailly (PS), maire d’Amiens entre 2008 et 2014, puis Brigitte Fouré (UDI), maire de la ville entre 2002 et 2007 et depuis 2014, ont entamé de vastes chantiers de reconstruction du quartier alternant habitat collectif, individuel, du public ou du privé sans vision d’ensemble.

Dans le quartier, seul un square engrillagé fait office d’espace vert collectif.

La vie d’appart quand de jolies petites maisons vous entourent, ça n’est pas la vie de château, mais avec le temps et malgré la contrainte, Anny s’y est faite. Sa résidence, la dernière d’un bloc, jouxte un petit espace un peu à l’abandon où l’herbe a poussé et où trône un arbre en bordure de route. Les enfants y jouent, on y fait pisser les chiens allégrement mais “la voisine veille, ne vous inquiétez pas, son balcon donne de ce côté” prévient la co-présidente du comité de quartier. Le 12 décembre 2020, Anny Suin reçoit un dossier lui faisant part d’un projet de construction de 14 logements (13 puis 12) sur ce petit lopin de terre tant convoité par les promeneurs. Sur le projet, il ne reste que cet arbre et une placette de 12 mètres de large: un coup de massue pour certains habitants.

 

Grand Tilleul

Ce n’est pourtant pas le premier essai de construction sur cette parcelle du quartier composé majoritairement d’amiénoises et d’immeubles récents à la disposition anarchique. En 2018, le projet sur ce même emplacement prévoyait la construction de deux barres d’immeubles en bord de rue et un parking intérieur. C’est la mobilisation des habitants qui a tout changé pour sauver le seul arbre de l’espace, un grand tilleul qui devait être détruit. 

Le tilleul, tout contre la chaussée, devrait être préservé du projet de l’architecte.

Deux ans auparavant les habitants faisaient déjà part de leur inquiétude face au grignotage de la verdure dans leur quartier. Des manifestations régulières qui ont poussé la municipalité à revoir les projets de construction. Anny connaît bien l’histoire et elle sait qu’elle peut se répéter. Elle décide de raconter son projet alternatif dans une vidéo où elle fait part de la volonté des habitants de planter des arbres dépollueurs et de créer un espace de rencontre et d’échange. La presse locale se saisit vite du sujet. Pressés par tant de remous, les élus “Amiens c’est l’tien », principal regroupement de gauche d’opposition, peine à prendre une décision et à donner de la voix aux habitants, visiblement gênés par ces nouvelles constructions. Et pour cause, ces 12 logements dont 6 maisons individuelles -initialement- s’inscrivent dans un programme d’accession à la propriété (PSLA). Le plafond de revenus pour ce type de programme pour deux personnes était de 33 761 euros pour un couple. L’affaire est délicate pour la gauche amiénoise alors un brin tiraillée. 

 

Mauvais coup de pioche ?

Pourtant Émilie Thérouin, présidente du groupe “Amiens c’est l’tien” -en 2021- et cheffe de file d’EELV à Amiens, n’hésite pas à trancher: “L’écologie ça n’est pas juste défendre des arbres et des fleurs, c’est aussi avoir le courage de construire du logement social dans un quartier favorisé”. L’un de ses très proches, Régis Thévenet, architecte et ancien président du conseil régional de l’ordre des architectes des Hauts-de-France, s’empresse de se joindre à la discussion « Étonnant comme à chaque fois qu’il y a un espace vert à préserver il se trouve sur le terrain dédié aux logements sociaux”. Julien Pradat, élu d’opposition de gauche, également architecte, bien embêté de soutenir un tel projet de construction d’habitats individuels, tente d’apporter son soutien puis se rétracte le lendemain. 

Mais pendant que l’élue écologiste se répand sur les réseaux sociaux confiant avoir “mal à (s)a gauche” de voir, dans un quartier qu’elle juge favorisé, des habitants exiger des arbres dépollueurs plutôt que des propriétaires, ses proches d’EELV et membres du groupe municipal qu’elle présidait à l’époque, ont fini par rejoindre les quelques centaines de signataires de la pétition qui soutenait la préservation de la verdure de ce quartier. 

Mais ce 10 novembre, lors du conseil municipal, la gauche amiénoise a rebroussé chemin et a applaudi au projet de Brigitte Fouré« La gauche des arbres vote pour un énième projet de construction immobilière, les Amiénois apprécieront pour leur bien être » lance Lucien Fontaine sur les réseaux sociaux, soutenant la co-présidente du comité de quartier, dépité par le positionnement des groupes d’opposition de gauche.

Déjà, en janvier 2021, les élu-es d’opposition de gauche avaient peu pris en considération les remarques des habitants. Mais Anny Suin a fort caractère, pas du genre à se laisser décourager: “J’ai fini par leur répondre que je n’avais pas besoin de leur aide et j’ai prévenu François Ruffin, le député de la Somme” nous lâchait t-elle à l’époque, un brin agacée. Soutenues par les élues communistes -qui se sont finalement rétractées- et par Renaud Deschamps (DVD) qui rappelait à la hâte que les habitants peuvent toujours compter sur ses élus car “préserver un îlot de fraîcheur était l’un des points figurant au programme d’Amiens au Cœur” -liste qu’il portait aux dernières élections municipales- les revendications des habitants devaient être vite entendues.  La maire d’Amiens, Brigitte Fouré, encourage sa maire-adjointe déléguée à l’Urbanisme, Annie Verrier à recevoir Anny Suin et quelques riverains pour discuter du projet. Ni une ni deux, la rencontre est fixée au mardi 19 janvier 2021, à 17h00.   

 

Un soir de janvier

Ce soir-là, Anny Suin est accompagnée de la seconde co-présidente du comité de quartier, Anne-Marie Guiziou et de Marie-Claude Hernandorena, une riveraine. Face à elles, la maire adjointe déléguée à l’Urbanisme, Annie Verrier, Valérie Devaux (UDI), maire-adjointe au secteur sud de la ville et pas moins de quatre collaborateurs d’Amiens aménagement et de la coopérative Toit aussi, mandatées par l’agglomération et la municipalité pour gérer le programme. Pour l’équipe municipale, le temps était compté, l’architecte n’avait pas encore été choisi pour le projet et l’enjeu ce mardi de janvier était d’expliquer les différents remaniements qu’a subi le quartier. Une obsession;  tuer la polémique dans l’œuf et noyer le poisson.

Les deux adjointes, Annie Verrier et Valérie Devaux en janvier 2021, lors d’une réunion tendue entre habitantes et élues au sujet du projet immobilier porté par « Toit aussi ».

Reçues dans une salle exiguë sous les toits de l’imposant Hôtel de ville, les trois femmes n’en restent pas moins décidées à faire entendre leur voix. Les collaborateurs présents et Annie Verrier entament à tour de rôle un petit récit sur les (re)constructions qu’a connues la Fosse-au-lait. Pour les habitantes qui ont vécu cela au quotidien, c’est un peu fort de café et Marie-Claude Hernandorena finit par couper court au joli conte: “Vous nous servez de la soupe, vous nous faites votre historique et notre message n’est pas compris! Nous souhaitons préserver ce lieu de verdure!” lâche t-elle. Annie Verrier, piquée, se dépêche de préciser: “Mais la surface de verdure a été préservée puisque vous avez un square de 5960m² avec 70 arbres dessus!” Précision à laquelle Anny Suin, à l’origine des revendications, ajoute “Vous voulez parler de ce square couloir, fermé et artificiel ?” L’adjointe déléguée à l’Urbanisme rappelle que les habitants ont été consultés lors de la construction de ce square. Les fautes sont partagées et si l’emplacement entre des jardins d’habitats individuels et les parkings de résidences n’est pas idéal, il fallait y penser au moment opportun. Circulez, il n’y a rien à voir. 

 

Messes basses

Le ton finit par monter. “De toute façon, regardez, j’ai fermé mon dossier, vous n’entendez rien !” s’emporte Anny Suin tout en repoussant la chemise violette contenant les pièces de l’affaire qui la tient tant à cœur. L’adjointe, Annie Verrier, psychologue clinicienne, même âge mais pas la même trajectoire qu’Anny Suin -la distinction s’insère jusque dans l’orthographe des prénoms- ne dit mot.

Anny Suin, Anne-Marie Guiziou co-présidentes du comité de quartier et Marie-Claude Hernandorena lors de la réunion le 19 janvier 2021 à l’hôtel de ville d’Amiens concernant le projet de la Fosse-au-lait.

Mais la conversation de plus en plus crispée entre les élues et les habitantes doit s’apaiser. Annie Verrier, tout en douceur, essaie d’étouffer le sentiment de vexation ressenti par l’habitante. La conversation finit par déraper, coincée entre un monde de propriétaires aux petites maisons avec jardins et un monde de locataires d’habitats collectifs et partagés.

Et d’un coup, les arbres dépollueurs, le programme d’accession à la propriété ont disparu pour les deux femmes. Annie Verrier, dans un élan d’intimité, finit par se replonger dans sa lointaine enfance et détaille le souvenir d’une maison toute en briques, pour Anny Suin le souvenir est aussi doux que douloureux.

Et comme pour clore l’entrevue d’une anecdote qui se veut apaisante, la maire-adjointe à l’Urbanisme rappelle sans le vouloir, que la ville de demain ne se construira guère sans dialogue et sans une profonde prise en compte des stigmates, des préjugés inhérents aux trajectoires respectives et aux origines sociales de ceux qui l’inventent.

 

« Un nid à merdes »

Devant l’immeuble d’Anny, ce jeudi 10 novembre, un habitant attiré par l’agitation autour du dernier carré vert du quartier, se laisse aller à la conversation: « Pour moi le problème c’est surtout pour se garer, vous voyez bien, on n’a pas de place » nous glisse t-il avant de poursuivre: « Mais la mairie ne va pas laisser ça comme ça, à l’abandon, de toute façon c’est juste un nid à merdes de chien cet espace alors je ne suis vraiment contre de nouvelles constructions, mais bon, moi, vous savez, je travaille dans le bâtiment… » nous confie t-il tout sourire comme s’il ne pouvait prétendre à l’objectivité.

L’entrepreneur d’une trentaine d’années est arrivé dans le quartier il y a tout juste un an et s’est souvent interrogé sur les propriétaires du lieu et le devenir de la parcelle dans ce quartier qui a connu de nombreuses transformations. « C’est donc pour ça que je les ai aperçus faire des relevés sur le terrain il y a dix-quinze jours […] Mais le plus problématique dans le quartier, c’est que l’intégration des bâtiments a été mal faite, c’est moche, il n’y a aucune cohérence architecturale » regrette l’Amiénois. Et de conclure: « Mais les gens ont besoin de se loger, de manger, faut bien trouver une solution, et vous, vous en feriez quoi de ce coin de pâture à part des logements ? »